Spectatrice exigeante et artiste engagée, Catherine Dorion réclame que l’art s’adresse non pas seulement au cœur ou à la tête, mais qu’il fasse le pont entre les deux. Ses positions sont tranchées, le verbe à la fois tendre et acéré. On en prendrait d’autres, des comme elle. À la douzaine.
...Spectatrice exigeante et artiste engagée, Catherine Dorion réclame que l’art s’adresse non pas seulement au cœur ou à la tête, mais qu’il fasse le pont entre les deux. Ses positions sont tranchées, le verbe à la fois tendre et acéré. On en prendrait d’autres, des comme elle. À la douzaine. Et le monde serait sans doute meilleur.
L’engagement. Chez Catherine Dorion, le mot est à la fois une charge, une obligation, une permission et un appel. Tant dans l’essai Les luttes fécondes, qu’elle publiait l’an dernier dans Nouveau projet (Atelier 10), qu’au cœur de sa plus récente proposition théâtrale, caustiquement intitulée Fuck toute, elle provoque, réclame l’attention et l’obtient. Elle s’attaque aux préjugés, à l’inertie, au laid, à tout ce qui nous programme et nous asservit. Elle cherche à inspirer le public, à le faire réfléchir. Elle exige le meilleur d’elle-même et n’en attend pas moins de ses pairs.
Entretien avec une artiste totale qui veut ramener l’humain au centre de l’humanité.
Tu fais des spectacles. Tu me dis que tu es un public difficile. Qu’est-ce que tu attends d’une proposition artistique pour qu’elle te satisfasse?
J’aime quand je vais voir quelque chose et que je parviens à m’oublier, à ne plus être dans ma tête. Je veux pouvoir ignorer que je suis au théâtre, dans un événement mondain. Pour ça, il faut qu’il se passe quelque chose : que je sois saisie.
Je comprends, mais pour que ça arrive, quelque chose d’aussi intense, il faut aussi être déçu, parfois. Et puis au-delà de cette exigence-là, tu ne trouves pas que la simple idée de vivre quelque chose ensemble, avec d’autres personnes, c’est quand même spécial?
Oui, c’est sûr. Mais il faut plus que ça. On vit à une époque où on a accès à une tonne de contenu d’excellente qualité. J’ouvre Netflix, et il y a des dizaines de séries de malade qui sont disponibles! Alors il faut que l’expérience du spectacle, ce soit aussi plus que le simple fait d’être là, en direct. Sinon, je trouve qu’on est chacun dans sa bulle, même si on est assis un à côté de l’autre.
Et qu’est-ce qu’il te faut dans un spectacle pour que la magie opère?
Il faut qu’on puisse se voir, qu’il y ait de la lumière. Quand ça arrive, que le courant passe entre les gens, ça me nourrit à fond! Je trouve qu’on vit dans un désert affectif. On a soif de contacts humains, mais on ne sait plus comment faire, on est devenus gênés, inaptes. Mais quand un artiste te fait vivre ça, que tu échanges un regard avec quelqu’un qui vit la même chose que toi, c’est très fort. Ça donne le goût des autres.
Tu as donné une conférence sur le rôle de l’artiste récemment. Selon toi, donc, ta fonction, c’est d’amener les gens ensemble, mais aussi de les faire entrer en contact?
Moi, c’est une de mes obsessions : rassembler les gens. S’arrêter, se regarder, s’assumer. Quand on fait ça ensemble, on se rend compte qu’il y a plein de gens qui vivent la même chose que nous. C’est ce qu’on essaie de faire dans Fuck toute : t’es pas en dépression, en burn-out ni rien, mais tu réalises qu’il y a plein de monde qui se sent pareil, à côté de la track.
C’est un malaise dans la civilisation dont il est souvent question, il me semble. J’ai écrit des dizaines de chroniques là-dessus, et plein d’auteurs l’ont fait aussi. Quelle différence ça fait d’en parler sur scène?
C’est aussi une chose dont on parle souvent dans le milieu artistique, dans des propositions qui s’adressent à des convertis, mais ce malaise-là n’existe pas dans le discours ambiant. Si t’es sérieux dans ton rôle d’artiste, tu vas pas te dire : « Mes amis parlent déjà de ça, j’en parlerai pas. »
Il faut dire au monde qu’ils n’ont pas un problème psychologique, que nous vivons tous sous les mêmes feux nourris de la performance et que nous sommes malades, addicts au travail… On est dans le même bateau.
Quand on s’adresse aux gens dans des articles, en parlant juste à leur tête, et qu’on aborde ces enjeux-là, ils acquiescent, puis passent à autre chose. Si tu utilises le « senti » [elle pointe vers son sternum], c’est contagieux, tu rejoins le public, il est ému. Les gens pleurent, rient. Et après, ils sont obligés de faire une sorte d’analyse, parce que tu as donné une espèce de porte-voix à ce qu’ils avaient en eux.
Donc l’objectif, pour toi, c’est de planter une graine…
… Oui. [L’art], ça doit être le début de quelque chose, un angle de vision qui change, une manière d’amorcer un mouvement. Et si on est de plus en plus nombreux à pousser dans ce sens, il va finir par se passer quelque chose.